FIGAROVOX/TRIBUNE - Si l’Allemagne a incontestablement joué un rôle décisif dans l’affaiblissement du nucléaire en France, la responsabilité des élites françaises est indéniable, explique Samuel Furfari, ancien fonctionnaire de la Commission européenne et professeur en géopolitique de l’énergie.
Samuel Furfari est un ancien fonctionnaire européen et professeur de géopolitique de l’énergie. Dernier livre paru : Énergie, mensonges d’état. La destruction organisée de la compétitivité de l’UE (L’artilleur, 2024).
Le «zèle du converti» s’est emparé de nos élites politiques et journalistiques. Il y a encore une dizaine d’années, souligner le rôle pernicieux et dangereux de nos voisins allemands dans l’affaiblissement de notre industrie nucléaire pouvait faire de vous un germanophobe primaire. Aujourd’hui, un excès en chassant un autre, il est de bon ton de relever les manœuvres diplomatiques allemandes à Bruxelles et l’influence trouble de Berlin sur les mouvements anti-nucléaires français. Au point d’oublier la responsabilité de nos propres élites.
Oui, c’est vrai, l’Allemagne s’oppose depuis longtemps à l’industrie nucléaire française, en partie pour des raisons historiques, politiques et économiques. Sa décision de sortir du nucléaire après la catastrophe de Fukushima a influencé d’autres pays européens, Berlin usant de son poids économique et diplomatique pour imposer des politiques favorisant les énergies renouvelables au détriment de l’atome. Oui, il est désormais acquis et documenté que, souvent influencée par les priorités allemandes, Bruxelles a permis que soient marginalisés les projets nucléaires français tout en soutenant l’énergie solaire et éolienne. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a ainsi largement soutenu une stratégie alignée avec l’EnergieWende allemande. Rappelons aussi le combat de la France pour faire rentrer l’énergie nucléaire dans la taxonomie verte de l’Union européenne, contre la volonté du néerlandais Franz Timmermans, alors vice-président exécutif de la Commission européenne et aligné sur la position allemande.
Toutefois, attribuer tous les maux du nucléaire français à l’Allemagne serait simpliste. Si Bruxelles a souvent servi les ambitions allemandes en marginalisant le nucléaire français, Berlin n’était pas seule à l’œuvre. D’ailleurs, la composition de la nouvelle Commission est préoccupante : Teresa Ribera, vice-présidente espagnole pour la transition écologique, connue pour son opposition de longue date au nucléaire et pour avoir favorisé les énergies renouvelables en Espagne ; Dan Jørgensen, ancien ministre danois de l’Énergie, qui a ouvertement combattu l’inscription du nucléaire dans la taxonomie verte de l’UE ; Philippe Lamberts, écologiste belge et ancien député européen, figure de proue de l’opposition au nucléaire au sein des institutions européennes…
Il s’agit d’un suicide énergétique en règle : l’UE se prive d’un atout compétitif majeur et prend le risque de se retrouver marginalisée dans la production mondiale d’électricité. Samuel Furfari
De ces trois «mousquetaires» antinucléaires, aucun n’est allemand, mais chacun a contribué à saper l’atome tricolore tout en accordant des subventions massives aux renouvelables. Au-delà de la stricte politique énergétique, la Commission elle-même multiplie les décisions potentiellement pénalisantes pour notre filière : les prochaines vagues de sanctions contre la Russie, en s’attaquant aux navires et grands assureurs russes, pourraient par exemple compromettre le partenariat d’EDF avec le Russe Rosatom autour du retraitement de l’uranium. En outre, les stratèges de ce sabotage ne sont pas uniquement l’Allemagne et ses alliés directs. Des pays comme l’Autriche, le Danemark, l’Espagne et le Luxembourg ont également joué un rôle dans le blocage de l’énergie nucléaire au sein de l’Union. Et peut-être la France elle-même. Il s’agit d’un suicide énergétique en règle, car, de facto, l’UE se prive d’un atout compétitif majeur et prend le risque de se retrouver marginalisée dans la production mondiale d’électricité.
Enfin, et surtout, la responsabilité française dans le déclin de sa filière nucléaire ne peut être ignorée. Les présidences successives ont souvent cédé à la pression des mouvements écologistes. C’est François Hollande, élu par les Français, qui décide de la fermeture prématurée de Fessenheim. C’est Emmanuel Macron, élu par les Français, qui l’a définitivement fermée quelques années plus tard, contre toute raison scientifique et industrielle. N’oublions pas Lionel Jospin, qui, pour sauver son gouvernement, permet à Dominique Voynet de faire forer des trous dans la cuve de Superphénix pour que plus jamais il ne puisse redémarrer. Sans oublier les failles de notre secteur nucléaire : les retards et surcoûts des projets EPR, comme celui de Flamanville – aujourd’hui achevé –, ont miné la crédibilité de la filière française.
Un exemple vaut mille mots : dans un rapport publié le 14 janvier dernier, la Cour des comptes a sévèrement critiqué le programme de construction de six réacteurs nucléaires EPR2 annoncé par Emmanuel Macron il y a près de trois ans. La Cour souligne le manque de clarté concernant le calendrier, les coûts réels, certaines spécificités techniques des EPR2 et le financement des investissements nécessaires, estimés à 67,5 milliards d’euros pour ces six réacteurs, avec une facture finale pouvant atteindre 100 milliards. En raison de ces incertitudes et de l’endettement de l’État et d’EDF, la Cour recommande de retarder la décision finale d’investissement, prévue pour début 2026, jusqu’à ce que le financement soit sécurisé et les études de conception détaillée avancées. La filière nucléaire est jugée «loin d’être prête». Un formidable gâchis, made in France.